“Le changement climatique, un risque existentiel pour Madagascar”

“Le changement climatique, un risque existentiel pour Madagascar”

Madagascar est le 4ème pays le plus menacé par le changement climatique. Les effets sont déjà visibles et vont s’accélérer dans les années à venir. Le pays a bien sûr d’autres sujets perçus comme plus urgents : pauvreté, famine, manque d’infrastructures, etc. Pourtant, le changement climatique est une menace existentielle pour Madagascar, et il est vital de s’y préparer dès maintenant.

En même temps, la transition écologique présente de grandes opportunités pour Madagascar sur des sujets prioritaires au niveau mondial, comme la reforestation et l’énergie solaire.

Jean-Philippe Palasi travaille depuis 20 ans sur ces enjeux, d’abord au sein d’ONG internationales et dans les négociations sur le climat, puis depuis de nombreuses années à Madagascar, pays auquel il est très attaché. Il a notamment été Directeur de Blue Ventures Madagascar, et a cofondé le think-tank malagasy INDRI. Il livre aujourd’hui une analyse sans concession sur les défis qui attendent la grande île, et propose des perspectives pour y faire face.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous investir sur les enjeux climatiques ? 

Il y a 20 ans, quand j’ai commencé à travailler dans l’environnement, les personnes qui s’occupaient de protection de la nature ne se préoccupaient pas tellement du changement climatique. La biodiversité a toujours été confrontée à d’autres menaces comme la destruction directe des écosystèmes par les activités humaines ou les effets de la pollution. La communauté internationale qui s’occupe des écosystèmes était déjà tellement mobilisée face ces défis que certains ont pu voir la montée en puissance du thème du climat à partir de la conférence de Kyoto en 1997 comme une compétition, un sujet qui allait détourner l’attention et les moyens aux dépens du sujet de la biodiversité. 

J’ai fait partie des gens qui, notamment au sein de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) ont alerté à l’époque sur le fait que le changement climatique allait tout impacter : les écosystèmes, la biodiversité et les populations. Prétendre améliorer les choses sur le terrain en ignorant le changement climatique est une voie sans issue.

Le jour où j’ai compris que chaque parcelle de l’Amazonie, des Alpes, de Madagascar allait être touchée, c’est devenu pour moi une priorité de travail. Il faut lutter de toutes nos forces contre le changement climatique. Mais il faut aussi faire face aujourd’hui à ses effets déjà évidents et se se préparer aux futurs impacts, inévitables : événements climatiques extrêmes, impacts sur la santé, destruction des écosystèmes…

Au niveau mondial, où en sommes-nous sur le changement climatique ?

La Terre s’est déjà réchauffée de 1,2°C et les scientifiques du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) nous disent qu’à partir de 1,5°C, les impacts seront  catastrophiques. Des conséquences dramatiques sont déjà visibles partout. Ces derniers mois il a fait 45°C à Vancouver, 800.000 ha de forêts ont brûlé en Sibérie, et l’Europe et la Chine ont été frappées par des inondations sans précédent. Aujourd’hui on ne maîtrise pas le problème. Les émissions de CO2 continuent à augmenter et vont atteindre un record en 2023 d’après l’Agence Internationale de l’Énergie. Il faut malheureusement s’attendre à une aggravation sévère des impacts dans les années qui viennent.

C’est la plus grande crise que l’humanité ait eu à affronter, en tous cas la plus globale et la plus dure à renverser. Certaines projections prévoient 216 millions de réfugiés climatiques dans le monde d’ici 2050. Il faut être bien conscient de ce que ça veut dire : on parle d’une déstabilisation planétaire, avec des risques de famines et de conflits armés à grande échelle.

Y a-t-il malgré tout de l’espoir sur la scène internationale ? 

Oui, il y a une accélération de la prise de conscience. La majorité des grandes puissances affichent ce sujet comme une priorité politique, avec parfois des décisions concrètes. Par exemple, l’Union européenne prévoit d’interdire la vente des voitures thermiques sur son sol à partir de 2035, et la Chine vient d’annoncer qu’elle ne financera plus aucune centrale à charbon au niveau international.

On voit aussi que les marchés financiers sont de plus en plus réticents à investir dans les énergies fossiles. Aujourd’hui les entreprises qui refusent de changer de cap se promettent un avenir douloureux, avec des capitaux qui seront fortement dévalués et des investisseurs qui s’en détourneront. 

Donc oui ça bouge, mais pas assez vite. À ce rythme, il est peu probable que les progrès soient suffisants pour éviter une accélération catastrophique du problème sur la prochaine décennie. Un sursaut international est nécessaire.

On entend beaucoup que le kere est déjà une conséquence du changement climatique, est-ce exact ? 

Soyons clair, même sans le changement climatique, l’Androy irait mal. C’est une région qui a été très délaissée, qui a perdu des activités économiques, et qui a vu un fort recul de son couvert végétal, ce qui rend la zone très aride. À cela s’ajoute la crise du covid, qui a fragilisé l’économie partout à Madagascar. C’est donc une situation multifactorielle. Néanmoins on voit que l’intensité et la longueur des sécheresses s’aggravent, et ce phénomène est clairement documenté comme étant une des conséquences du changement climatique.

Il faut être conscient que même si l’on arrive à améliorer l’agriculture et le développement au niveau local, le facteur climatique va continuer de s’aggraver. De cette situation climatique dépend toute l’orientation qu’on pourra donner, ou pas, au développement de la zone. On peut même se demander si habiter dans cette région restera possible à moyen terme. Il faut donc travailler sur plusieurs scénarios en confrontant leur viabilité aux projections climatiques.

Les Malagasy vont-ils devenir des réfugiés climatiques ?

On sait aujourd’hui qu’il y a des zones du monde (par exemple au Moyen-Orient) qui vont devenir trop chaudes et inhabitables. Si c’est le cas pour le sud de Madagascar, il faut s’attendre à des migrations massives. Madagascar étant une île, la grande majorité de la population ne pourra pas quitter le pays. Il faudra gérer des mouvements de population entre régions, potentiellement massifs.

Pour mettre les choses en perspective : la destruction en cours de la forêt du Menabe s’explique en partie par l’arrivée de quelques milliers de personnes en provenance de l’Androy. Les conséquences sont déjà très graves. Mais les migrations climatiques annoncées à l’horizon 2050 seront probablement de toute autre ampleur : elles se compteraient en millions de personnes, pas en milliers. Ce phénomène va être aggravé par la démographie de Madagascar. Il ne faut pas oublier que la population a déjà doublé en un quart de siècle, et devrait encore doubler d’ici 2040. Madagascar est déjà aujourd’hui dans une situation économique, sociale et environnementale très difficile, mais au regard des projections climatiques et de leurs conséquences il est possible que dans 10 ou 20 ans nous regardions avec nostalgie la période actuelle.

Dans beaucoup de régions de Madagascar, des millions de paysans arrivent encore à  vivre sur la terre de leurs ancêtres et la cultiver dans des conditions certes difficiles mais qui leur permettent de vivre. Cet acquis n’est pas du tout garanti à l’avenir. Il y a un risque réel d’explosion de la malnutrition, des famines, et des migrations internes qui peuvent faire tomber le pays dans le chaos.

Il faut bien comprendre que le changement climatique est un risque existentiel pour Madagascar, pas seulement pour les générations futures, mais aussi de façon très concrète pour les générations actuelles. 

Quelles sont les solutions qu’on peut mettre en place à l’échelle nationale pour s’armer contre les catastrophes climatiques à venir ? 

Tout d’abord, la question de l’eau est fondamentale. Pour qu’un peuple qui est à 80% rural puisse vivre il faut qu’il y ait de l’eau. Pas trop d’eau d’un coup ni trop peu : il faut une ressource en eau fiable et régulière. 

Or le changement climatique risque d’avoir différents effets négatifs sur cette ressource : d’une part des sécheresses de plus en plus longues, et d’autre part des pluies très violentes entraînant de graves inondations. Dans les deux cas, avoir un couvert végétal en bon état est un élément déterminant de la réduction des impacts négatifs. 

Sur la sécheresse on sait très bien que les régions qui ont des forêts génèrent leur propre humidité, leurs propres nuages, et reçoivent des pluies plus fréquentes. Et face au risque d’inondation, la forêt sert de régulateur, elle fonctionne comme une éponge qui permet le stockage d’une grande quantité d’eau et sa redistribution régulière. 

Il faut donc restaurer les paysages et les forêts, sans oublier de protéger les forêts primaires encore existantes. La forêt du Menabe par exemple a évolué pendant des milliers d’années pour s’adapter à un climat aride et à des pluies irrégulières. Il est impératif de mettre un terme à sa destruction, maintenant. Il est illusoire de penser qu’on peut détruire cette forêt naturelle et la remplacer plus tard par un reboisement en 2-3 espèces qui présenterait la même résilience climatique.

Le feu joue un grand rôle dans la déforestation à Madagascar. Le changement climatique va-t-il encore aggraver cette tendance ? 

Le problème des feux est déjà grave. Les forêts malgaches qui restent sont assez morcelées, donc on ne verra sans doute pas d’immenses feux sur des centaines de kilomètres comme en Sibérie ou au Canada. Cela dit, le changement climatique va fortement aggraver le problème, et il faut s’y préparer. Il est impératif de renforcer dès maintenant les moyens de prévention et de lutte. INDRI facilite une initiative multi acteurs appelée Alamino (ou Agora des Paysages et des Forêts de Madagascar) et nous avons fait du sujet des feux une priorité. Nous proposons par exemple de tester l’utilisation d’hélicoptères pour éteindre les feux afin de se préparer dès maintenant à une augmentation de leur ampleur. 

Quel est l’impact du changement climatique sur les paysages côtiers de Madagascar ? 

Madagascar a le plus long littoral de tous les pays d’Afrique. Avec la hausse du niveau de la mer et l’aggravation des cyclones, il est clair que les côtes vont connaître des inondations et des destructions de plus en plus fortes. Beaucoup de personnes pourraient être contraintes de quitter leur village. 

Pour y faire face, les écosystèmes sont encore une fois des alliés précieux. On a constaté par exemple lors du tsunami de 2005 en Asie que les zones côtières où la mangrove avait été préservée ont été beaucoup moins impactées. Madagascar a déjà perdu 20% de ses mangroves : il est impératif de stopper cette destruction et de replanter ce qui a été perdu. 

Un autre défi majeur est de mieux protéger les barrières de corail qui sont aujourd’hui menacées par le changement climatique et par les pressions locales. Leur disparition entraînerait un bouleversement sans précédent de la vie humaine sur une bonne partie des côtes de Madagascar, notamment dans l’Ouest.

La capitale Antananarivo n’est pas sur la côte. Est-ce une chance face au risque climatique ? 

Oui, car la ville la plus peuplée n’est ainsi pas directement exposée à la hausse du niveau de la mer. Par contre la capitale est très vulnérable aux inondations, que le changement climatique va aggraver. Face à cela, des mesures de prévention sont nécessaires. ll faut en priorité stopper la multiplication de nouveaux remblais qui aggravent les risques d’inondations en empêchant l’eau de suivre son cours. Chaque fois qu’un remblais est construit, on renforce le coût humain et économique des phénomènes climatiques extrêmes qui vont s’intensifier. Il faut aujourd’hui au contraire préserver les plaines inondables et privilégier la construction sur les collines, comme c’était le cas historiquement avant la période coloniale.

L’autre grand risque climatique pour Antananarivo, c’est la sécurité alimentaire. Comment la capitale va-t-elle nourrir une population en forte hausse si les cultures sont impactées par le changement climatique ? Là encore, il faut commencer par stopper les remblais sur les rizières, qui sont cruciales pour nourrir la population. 

Justement, comment éviter la famine face aux risques climatiques ? 

Tout d’abord, la réponse ne peut pas être une accélération du tavy. Il faut au contraire trouver des solutions pérennes face à cette pratique. Une production agricole basée sur le brûlis emmène le pays dans le mur. Les dernières forêts disparaissent alors qu’il est crucial de les conserver face au changement climatique. 

Au-delà, je crois qu’il faut une stratégie pour valoriser les immenses surfaces de terres aujourd’hui inexploitées, en encourageant les investissements sur des cultures adaptées au changement climatique qui puissent générer des emplois à grande échelle. L’enjeu est double : répondre aux besoins alimentaires des malagasy, mais aussi saisir des opportunités à l’exportation, car la demande alimentaire mondiale ne cesse de croître. 

On voit déjà des exemples très intéressants de réussite dans ce domaine notamment avec l’agriculture biologique (lire l’interview de Gaëtan Etancelin). Ça montre qu’on peut positionner Madagascar sur le marché mondial avec des produits de qualité à forte valeur ajoutée qui permettent d’assurer des revenus pérennes et de créer des emplois. 

Y a-t-il d’autres opportunités pour Madagascar face au changement climatique ?

Oui ! Tout d’abord, je pense que Madagascar a une très grande opportunité à saisir en matière d’énergie solaire. C’est l’énergie la plus prometteuse au niveau mondial, et les prix des panneaux sont en baisse vertigineuse depuis 10 ans. Madagascar possède justement un territoire propice à son développement avec un taux d’ensoleillement très élevé et de grands espaces disponibles. 

De plus en plus, les investisseurs cherchent à produire des biens de consommation labellisés 100% énergies renouvelables. Madagascar qui a par exemple une industrie textile qui emploie déjà plus de 400 000 personnes, pourrait saisir ces opportunités.

Deuxième exemple : la reforestation et la restauration des paysages. On voit bien que l’humanité va avoir besoin de stabiliser puis de faire baisser le taux de CO2 dans l’atmosphère. Pour capter ce CO2, l’une des options est de planter de très grandes forêts. Il est évident qu’il va y avoir des financements massifs dans ce domaine, et que les pays qui ont des espaces disponibles pour reboiser vont attirer une attention de plus en plus forte. Madagascar possède de très grands espaces dégradés, qui pourraient faire l’objet d’un reverdissement massif. Cela permettrait non seulement de lutter contre le changement climatique, mais de restaurer une meilleure fertilité des sols et une ressource en eau plus régulière. 

On voit ainsi que la crise climatique est aussi porteuse d’opportunités, qui peuvent créer de nombreux emplois, redonner confiance au pays, et positionner Madagascar comme un leader de l’économie verte. Pour cela, il faut développer des stratégies nationales solides, avec un fort consensus entre le gouvernement, le secteur privé, la population, la société civile et les bailleurs de fonds. C’est exactement ce qu’essaye de faire INDRI, en appui aux autorités.

La COP 26 sur le climat se tiendra à Glasgow en novembre prochain. Quel est l’enjeu pour Madagascar dans ces négociations internationales ? 

Tout d’abord il faut rappeler une énorme injustice : Madagascar n’est pas responsable du changement climatique mais fait pourtant partie des pays qui sont les plus gravement menacés par ses effets. Ce sont bien les pays développés qui ont la responsabilité écrasante de la situation actuelle, car ils émettent en continu depuis leur révolution industrielle. Aujourd’hui encore, un citoyen américain émet en moyenne 130 fois plus de CO2 qu’un Malagasy ! L’enjeux pour Madagascar est d’attirer l’attention de la communauté internationale sur cette injustice climatique, et de la forcer à être solidaire pour aider le pays à faire face aux défis immenses qui l’attendent dans cette crise.

On sait que le processus mis en œuvre lors des COP est souvent lent et qu’il a jusqu’ici échoué à inverser la tendance. Est-ce vraiment intéressant pour Madagascar de participer à ces négociations ? 

Bien sûr que le processus est frustrant. Mais les différents pays du monde se sont mis d’accord sur un processus de collaboration, et il faut que chacun joue le jeu pour que les choses avancent. 

Par ailleurs, je pense que Glasgow est une opportunité pour le pays de présenter une vision forte susceptible de retenir l’attention de la communauté internationale. Mais pour que les propositions soient crédibles, elles doivent être préparées avec la diversité des acteurs malagasy, faire l’objet d’un vrai consensus et d’un plan de mise en œuvre. La phase de préparation des propositions est donc cruciale. 

Il y a deux ans, le Président à fait du reverdissement une priorité nationale, et je pense que Glasgow est une occasion stratégique pour Madagascar de renforcer cette vision afin d’attirer des financements internationaux, qui peuvent permettre ce reverdissement, à condition qu’on ait une stratégie claire pour la mener à bien. 

Les fonds alloués au titre du climat vont beaucoup augmenter dans les prochaines années. Il est crucial que Madagascar se positionne comme un pays ayant une vision claire et crédible du reverdissement et de l’adaptation au changement climatique. Mais ce discours sur la scène internationale ne peut pas être artificiel. Pour être crédible, Madagascar doit mieux protéger ses forêts, à commencer par l’Aire Protégée du Menabe Antimena, dont la situation est catastrophique. Par ailleurs, le reverdissement doit faire  l’objet d’un vrai consensus avec la société civile, le secteur privé, et l’ensemble des acteurs. Il faut mobiliser l’intelligence collective malagasy c’est pourquoi INDRI va continuer à appuyer les autorités dans la facilitation des échanges, en bonne intelligence avec le Ministère de l’Environnement et du Développement Durable.

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